CHAPITRE XVII
Rien.
Depuis une heure déjà, le rolligon avançait à une allure réduite, suivant la piste sinueuse tracée dans le désert infini.
Les rochers, les herbes, les buissons gardaient leur mystère.
Rien.
Rien ne bougeait.
Tout était immobile, silencieux, et semblait cristallisé dans la lumière argentée qui tombait du ciel.
A l’approche du village timorien, Seymour réduisit encore la vitesse, puis stoppa.
Devant eux, c’était encore le silence et l’obscurité. Aucune lueur ne brillait dans l’agglomération. Les toits des huttes et des cabanes formaient des lignes brisées dans l’éclairage spectral.
Seymour hésita, puis relança l’appareil. Il fit encore une centaine de mètres, puis stoppa devant les premières maisons. Ces maisons privées de portes, ouvertes à tout-venant.
II suffisait d’en franchir le seuil, de se jeter sur un Timorien endormi, de le secouer, de l’obliger à parler.
C’est sur cette froide résolution que Seymour mit pied à terre. Il s’introduisit dans une hutte, mais elle était vide.
Un désordre indescriptible régnait à l’intérieur et cette constatation ne manqua pas de le stupéfier.
Il avait dû se passer quelque chose qui dépassait sa logique et son entendement. Tous ces meubles saccagés, renversés, lui donnaient l’impression d’une rupture d’équilibre, d’harmonie.
Toutes les demeures timoriennes étaient un exemple de propreté, d’ordre, de soins méticuleux apportés en toutes choses.
La septième nuit, brusquement, avait tout transformé.
Un spectacle identique s’offrait à lui dans les huttes voisines. Il revint vers O’Connor.
— On dirait qu’ils se sont enfuis précipitamment, déclara-t-il. Le village a l’air abandonné.
Le second pilote descendit à son tour.
— Où, diable ! sont-ils passés ?
Seymour fit un geste. Les deux hommes continuèrent d’avancer au milieu de la rue, impressionnés par le terrible silence et par les ténèbres immobiles qui pesaient sur eux comme une tonne.
Ils n’avaient cependant pas perdu leur sang-froid et restaient attentifs au moindre signe d’alerte.
Ils firent quelques pas encore et s’immobilisèrent, l’oreille tendue.
C’était une sorte de murmure, de plainte, qui montait de la rue déserte… Le souffle rauque de plusieurs êtres en train d’exhaler leur dernier soupir.
Soudain, la grosse poigne d’O’Connor se crispa sur le bras de son chef.
— Là, dit-il… Regardez !
A l’angle d’une rue, un corps humain gisait dans la poussière, les bras en croix. Ils se précipitèrent. Dans une mare de sang, un Timorien achevait de mourir, la gorge ouverte d’une joue à l’autre.
Tout son corps était lacéré, comme si des griffes puissantes s’étaient acharnées sur lui avec une terrible férocité.
Plus loin, deux autres corps traînaient devant une hutte ; un quatrième, celui d’une femme, se vidait de son sang, le corps broyé et déchiqueté.
Le spectacle était d’autant plus atroce qu’il demeurait incompréhensible. Comment trouver la moindre explication rationnelle à ce que les Terriens avaient devant leurs regards ?
Ils s’efforcèrent de dominer leurs réactions devant cette réalité déconcertante et absurde.
Seymour avança encore de quelques pas lorsqu’il lui sembla percevoir un léger frôlement, puis le souffle rapide d’une respiration.
Cela semblait provenir d’une cabane de torchis sur sa droite.
Il tira le fulgurant, puis résolument marcha vers l’habitation. Il hésita sur le seuil, puis jeta un regard rapide.
Il ne vit d’abord que deux yeux phosphorescents, immenses, braqués sur lui, qui brillaient comme des charbons ardents dans la pénombre.
D’un geste sec, il sortit sa torche électrique et braqua le rayon.
Ce qu’il vit alors le cloua de terreur. Une bête horrible, de la taille d’un singe géant, se dressa devant lui, son corps massif couvert de longs poils et sa grosse tête baveuse qui se dandinait d’une épaule à l’autre.
Le monstre poussa un cri de haine et de colère. Il sembla agiter ses bras avec effort et c’est à ce moment-là que Seymour remarqua qu’il était enchaîné à un piquet massif solidement planté dans le sol.
Il tirait sur ses chaînes, mais ses forces le trahissaient et il retomba épuisé, haletant et soufflant de rage, dans son impuissance.
Seymour n’insista pas et fit demi-tour.
*
* *
Un cri poussé par O’Connor lui fit accélérer le pas.
Les événements semblaient se précipiter, et déjà le second pilote commençait à battre en retraite.
— Nous sommes tombés dans un piège, dit-il d’une voix brisée. Des bêtes monstrueuses se sont rendues maîtresses du village.
Seymour tourna la tête et il vit à son tour.
Au milieu d’une rue voisine, quelque chose paraissait être la tête d’un gigantesque reptile, Elle serrait entre ses mâchoires une sorte de crapaud énorme, dont les pattes s’agitaient encore en mouvements rapides et désordonnés.
Le saurien mordait à belles dents dans le corps de sa victime, essayant de l’avaler en ouvrant une gueule énorme, démesurée.
Le souffle rauque du crapaud qui essayait de se libérer des puissantes mâchoires, mais surtout la terreur qui si lisait dans les yeux ronds, globuleux, de cet être qui se savait condamné, ébranlèrent lis deux hommes.
— Au rolligon, Vite, cria Seymour, ne restons pas là !
Ils foncèrent dans la nuit sans prononcer un mot et c’est au moment où ils parvenaient devant le véhicule que l’attaque se déclencha.
Brève, soudaine, implacable, Une créature léonine jaillit d’une hutte, agitant son épaisse Crinière et fonçant droit sur O’Connor.
Le second pilote évita l’attaque d’un bond de côté, tandis que Seymour, à son tour, plongeait au sol, roulant sur lui-même.
Il perçut quelques bruits rapides, le grognement sonore de la bête furieuse et l’éclair aveuglant qui fusait du pistolet thermique.
Mais la rafale manqua son but, et le pseudo-lion revint à la charge, contournant le rolligon.
Seymour tenta de se redresser, mais n’en eut pas le temps. Une autre forme élancée venait de jaillir et de bondir sur lui.
Il retomba en arrière, emporté par l’élan de la bête, laissant échapper son arme L’Agent Spatial se rétablit d’un coup de reins, et envoya son pied dans la gueule de l’animal.
Celui-ci recula, griffant le sol de ses pattes longues et fines. La bête tremblait du coup qu’elle venait de recevoir.
Dans une fraction de seconde, Dan la jugea. C’était une louve blanche, à la grimace cruelle qui dégageait de ses babines frémissantes des crocs énormes en forme de sabre.
Elle se tenait ramassée sur elle-même, devant le pistolet thermique, semblant jouer avec l’hésitation de Seymour.
Sa queue nerveuse balayait la poussière d’un mouvement lent et régulier. Elle allait bondir d’un instant à l’autre.
Seymour tira alors le couteau de combat qu’il portait à la ceinture,
Brusquement, le poil se hérissa sur le dos de la louve. Elle se souleva légèrement, le ventre contre terre puis, soudain, son corps blanc et mince se détendit et dessina un éclair.
Elle s’abattit sur Seymour, gueule ouverte, tandis que, à deux mètres de là, le pseudo-lion roulait dans la poussière, touché à mort par les rafales d’O’Connor.
Ce dernier fut tenté de se précipiter au secours de son chef, mais, déjà, l’homme et l’animal roulaient au sol, mêlés l’un à l’autre dans un combat sans pitié.
La louve, adroitement, évita le poignard, cherchant la gorge de l’Agent Spatial de ses crocs menaçants.
— Frappez au cœur ! Frappez au cœur ! cria O’Connor.
Seymour, la main crispée sur le poitrail de la bête, décocha un deuxième coup. La louve esquiva encore mais la lame fendit sa patte droite.
Un sang épais jaillit de la blessure et éclaboussa son épaisse toison blanche. D’un bond, elle se rejeta en arrière, boitant bas.
Un grognement féroce la secoua, puis, titubante, elle abandonna le combat, fit demi-tour et disparut dans la pénombre.
Seymour se releva, Il était blême.
— Allons, dit-il, tirons-nous d’ici et en vitesse !
*
* *
Le rolligon dérapa, tourna sur lui-même et sortit du village.
— Par Sirius ! explosa O’Connor, nous l’avons échappé belle. Mais il n’y a pas seulement que des dragons, vous avez vu ? Une véritable ménagerie !
— Et personne ne semble se préoccuper de cette attaque ! C’est cela que je n’arrive pas à comprendre. Ils vont tous se faire massacrer et personne n’interviendra.
— Peut-être sont-ils déjà tous massacrés ! Seymour vira sèchement sur la droite.
— Ce n’est pas tellement le sort des Timoriens qui me préoccupe, lâcha-t-il. Libre à eux de s’offrir en sacrifice à ces monstres. Je suppose qu’il s’agit de ces prétendus «esprits de chair ». Non, c’est le fond même de la chose qui m’effraye.
— Où allez-vous ?
Seymour contournait le village, prenait direction d’une petite élévation que l’on pouvait apercevoir non loin de là.
— Nous sommes venus ici pour savoir, dit-il. il reste encore quelques heures avant le lever du jour. A nous d’en profiter.
O’Connor secoua la tête.
— Okay ! Mais moi, je ne quitte pas le rolligon, je vous préviens.
*
* *
Au sommet du petit monticule, les deux hommes, à bord de l’appareil, avaient pris leurs jumelles à infrarouge et les avaient braquées sur le village.
Cela durait depuis une demi-heure.
Rien ne se produisait lorsque, soudain, le village parut sortir de sa torpeur et de son silence.
Des bruits s’éveillèrent, comme un perceur immense de gémissements, de halètements, de sifflements, de hurlements sinistres, lamentables.
Des formes, des ombres, des silhouettes surgirent d’un bout à l’autre de l’agglomération. Quelques-unes s’aventurèrent dans la vallée, bientôt rejointes par d’autres, et les étranges cohortes se séparèrent, pour se regrouper un peu plus loin, se confondre, se mêler, s’éloigner encore et se réunir dans un carrousel obsédant et hallucinant.
Des combats reprirent, de-ci de-là, avec la même férocité, le même acharnement puis des groupes entiers de monstres hideux reculèrent, talonnés par une meute déchaînée qui semblait défendre les abords du village avec une sorte d’esprit tribal qui n’échappa pas à Seymour.
Ce dernier reposa ses jumelles.
— Là, décidément, murmura-t-il, je comprends de moins en moins.
— Deux clans différents, n’est-ce pas ? Oui, je m’en suis rendu compte.
— Ce n’est pas l’anarchie, comme nous l’avions supposé. Ces monstres sont en effet divisés en deux clans. Il y a ceux qui attaquent le village et ceux qui le défendent Seuls les plus courageux participent au combat.
— Vous voulez dire qu’une catégorie de ces monstres veillerait sur les habitants de ce village ?
— Ces derniers sont en sommeil.
— Bah ! la nuit, ils dorment, bien sûr.
— Non, c’est Mohana qui m’a parlé de ça. Il doit s’agir d’autre chose. Cela se produit toutes les septièmes nuits, et je suppose que c’est le même spectacle à chaque fois. Ça commence par l’éruption du volcan, l’avalanche sonore, les vibrations, le champ électromagnétique et l’apparition des monstrueuses créatures. Ensuite, le combat, impitoyable, acharné, l’éternelle loi du vainqueur et du vaincu. La Chasse !
— Mais ces monstres, comment obéissent-ils ? Qui les dirige ?
Seymour hocha la tête.
— Les Timoriens ne les ont jamais vus. Pour eux, ce sont des êtres surnaturels, des demi-dieux.
Il se tourna vers l’horizon, en direction du volcan.
— Les envoyés de Kamahora-la-Mère !
— Vous y croyez, vous, à cette histoire ? Seymour reprit ses jumelles.
— Je n’en sais rien. En tout cas, une volonté unique est à la base de tous ces phénomènes mystérieux… Et c’est cela que je veux découvrir.
*
* *
A l’approche de l’aurore, les monstres disparurent.
Certains revinrent dans la ville et s’évanouirent dans les rues sombres, puis tout retomba dans le silence le plus complet.
La lune d’argent acheva sa course dans le ciel, s’enfonça dans un horizon noyé de vapeurs et l’aube rougeoyante commença à chasser les étoiles, une à une.
Bientôt, le disque pourpre du soleil émergea des montagnes, prenant la relève, et c’est à ce moment-là que les deux hommes, toujours en faction sur le monticule, se rendirent compte que le champ électromagnétique perdait de son intensité.
Les aiguilles pivotaient lentement sur les écrans des magnétomètres et, en l’espace de quelques minutes à peine, reprirent leur position normale sur les cercles gradués.
En revanche, l’impatience des deux astronautes gagnait en force et ils étaient sur le point de renoncer à l’observation passive pour passer à l’action directe lorsqu’un phénomène nouveau se produisit.
Le village, soudain, sembla renaître à la vie. Des Timoriens surgissaient des buttes et des cases et déambulaient dans les rues avec cette même indolence qu’on leur connaissait bien.
Ils s’activèrent auprès des cadavres qui Jonchaient le sol et des civières furent hâtivement confectionnées avec des matériaux de fortune.
Les malheureuses victimes y turent en- tassées pêle-mêle, puis une longue procession se forma.
Dans l’oculaire de ses jumelles, Seymour reconnut le vieux Bamaho qui prenait la tête. Courbé sur son bâton, il ressemblait à un de ces vieux pèlerins usant leurs dernières forces sur le chemin de La Mecque ou de Compostelle.
Seuls demeurèrent quelques femmes et quelques enfants, ces derniers livrés à des jeux innocents, ponctués de rires et de petits cris joyeux.
La vie reprenait ses droits dans le village maudit. L’Eden renaissait du Tartare ; la lumière chassait le cauchemar.
Seymour et O’Connor suivirent dans leurs jumelles la longue file des Timoriens qui serpentait dans l’immense prairie. Elle prenait la direction des montagnes. Celle de Kamahora !
— J’ai trouvé, fit O’Connor en se frappant le front. Curieuse façon d’enterrer les morts, peut-être, mais j’ai l’impression qu’ils vont les balancer dans la gueule du volcan !
Seymour se secoua sur son siège et remit les contacts.
— Pas exactement dans la gueule, dit-il.
— Où, alors ?
— Je crois savoir où se trouve leur fameux cimetière.
— Vous avez de la veine. Et… pourrais. je savoir ?
Seymour hocha la tête.
— Plus tard, mon vieux. Allons-y !